LE CRAYON
ENTRE LE POUCE ET L'INDEX
Le crayon, objet du quotidien, se fait discret. Il s'oublie, se prête, se donne, sa valeur marchande est dérisoire.
Pourtant il a traversé les siècles. Son ancêtre romain avait une mine en plomb ou en étain et sa gaine n'était
pas encore inventée. Les auteurs en parlent depuis Montaigne. A partir du XVIII, les peintres, que ce soient
Watteau, Boudin, l'ont mis à l'honneur et ceux qui ont suivi n'ont cessé de l'utiliser. Aujourd'hui, des créateurs
réalisent des tableaux avec leurs tailles. Et les publicitaires se sont emparés de leur corps comme support pour
leur message.
Or la plupart des gens ne font pas attention à cet objet insignifiant. Personne ne songe que sa fabrication
réclame du temps et du savoir faire. Sait-on que cette mine est faite d'un dosage minutieux de graphite, kaolin
et poudre d'argile ? Qui peut dire la signification des lettres chiffrées inscrites sur son corps ? Qui connaît la
composition de la gaine ? Genévrier, cèdre ou papier recyclé ? Qui le regarde vraiment ? Tiens celui-ci a un
cône de douceur, cet autre a des arêtes, ou bien celui-là est vernis, peint ! Le préfère-t-on avec ou sans toque
de gomme ?
Le crayon n'a pas réellement changé au fil du temps, c'est à peine si, lorsque le plastique est apparu, il a été
affecté par son rival le stylo-mine. Quand la mine de couleur s'est imposée, le crayon a dû préciser qu'il était
noir, crayon de papier, ou encore crayon à mine de plomb même sans plomb.
Et il a toujours besoin de ses deux associés : la gomme et le taille-crayon.
Les seuls qui réalisent vraiment à quel point cet objet est précieux, voire indispensables, ce sont les écrivains,
les peintres, les dessinateurs, mais aussi les architectes, les charpentiers, les tailleurs, les maquilleurs, les
tailleurs de pierre, bref tous les créateurs.
Certes les scientifiques ont reproduit sa forme : stylo, bille, laser, optique, pointeur… Là, le crayon se fait
technique !
Les Lyonnais désigne la tour de 23 m de la Part-Dieu « Le Crayon », car elle est surmontée d'une pyramide de
verre.
Ma préférence va au crayon de base, le plus simple qui existe. Je l'utilise pour ébaucher un texte, annoter un
ouvrage.
Il m'arrive de gribouiller au crayon une recette, un numéro de téléphone sur le plan de travail de la cuisine…
Dans des pots, des tiroirs, des trousses, ils sont partout chez moi. Ils proviennent des musées du monde
entier, d'une exposition ou d'un lieu touristique.
Même si Jean d'Ormesson m'a en partie devancée, j'aimerais qu'il repose avec une gomme sur mon cercueil,
car, à mes yeux, il n'a jamais été seulement qu'un banal objet du quotidien ou un outil de travail, il représente
bien des symboles :
Sa vie est éphémère, même s'il a traversé les siècles.
Sa trace s'efface comme nos vies.
Sa mine s'amenuise comme nos forces, se fragilise comme nos corps.
Sa gaine se taille, le rapetisse et annonce sa fin prochaine.
Son insignifiance au milieu des objets du quotidien est indéniable, comme la nôtre dans l'immensité de
l'univers.
Et surtout, le crayon témoigne de l'inventivité des hommes
Il représente leur habileté à se servir du pouce et de l'index.