Naine (suite et fin)
Les cadeaux de la mémoire
Le jardin a besoin d'une sérieuse reprise en main.
D'abord, je sèmerai à la volée, des eschscholtzias, les fleurs orange et délicates, longues sur leur tige. Elles
émergeront, sauvages, dans les massifs.
Les eschscholtzias !
Le soir, avec ma mère, j'observais leurs pétales qui se repliaient en chapeaux pointus. Elle s'étonnait qu'une
fleur aussi fragile porte un nom à l'orthographe si compliquée. Elle me l'épelait pour que je le retienne. C'était
important pour elle. Fallait-il y voir un legs ? un message ? Je l'ignore. Je la revois désignant le paquet de
graines Truffaut et j'entends sa voix légère reprendre avec douceur : « sch » « sch ».
Aujourd'hui, le nom de cette fleur s'écrit sans ce doublement. L'escholtzia ou « pavot de Californie » sert en
médecine douce à soigner les insomnies…
Ensuite, je planterai un poirier. Celui de mon enfance ressemblait à un adolescent dégingandé. C'était le seul
arbre du jardin, mais en face de la maison, il y avait, au milieu du lotissement, un gros hêtre qui étalait ses
branches sur un carré de verdure. Enfants, nous ramassions ses akènes, on dit faines aussi. Nous ouvrions la
coque tétraèdre pour en extraire un fruit couleur de châtaigne, sans saveur. Nous les mangions sans savoir
s'ils étaient comestibles.
Les hêtres et les chênes peuplaient nos forêts. Au cours de nos promenades sans les adultes, nous croisions
parfois des sangliers. Eux ne faisaient pas la différence entre les akènes et les glands. Ils boulottaient en
grognant. A cette époque, je me demandais pourquoi on associait la confiture aux cochons.
C'est étrange comme ces détails de l'enfance reviennent avec intensité. Pourtant je me demande s'ils sont
authentiques, puisque tout s'érode, s'enjolive ou s'enlaidit au fil des ans.
Les souvenirs n'attendent pas que la nostalgie vienne les choisir sur l'étagère du passé. D'ailleurs, ils n'y sont
pas rangés en strates régulières. Ils ressurgissent du magma informe de notre vie, poussés par l'enfant,
l'adolescent qui n'ont jamais cessé de vivre en nous et qui cherchent à nous tendre la main.
Alors, oui ! je vais saisir cette main et je sèmerai des eschscholtzias.
La Lune accueille nos rêves, 2000