D’UNE RIVE A L’AUTRE, D’UNE IDEE A L’AUTRE

Mes promenades, à Lyon, le long du Rhône, se nourrissent d’un détail, d’une pensée, d’une rêverie… J’aime descendre au plus près du fleuve et regarder sa course vers la mer. Sa couleur varie selon le ciel et les abords. C’est le rendez-vous des flâneurs, des sportifs, des lecteurs, des enfants... Péniches-restaurants ou résidences, bateaux croisières, rives aménagées ou sauvages, il y en a pour tous les goûts. Seule la rive gauche est accessible, animée du pont de la Guillotière au pont Morand. Rares sont ceux qui s’aventurent au-delà du pont de Lattre de Tassigny. Personne ne se baigne ou ne pêche, l’eau est bien trop polluée.

Souvent mon regard s’arrête sur une voûte pour observer l’ordonnancement de la structure, l’arrondi des pierres. La lumière et les sons varient selon le moment de la journée. Qui emprunte la passerelle du collège sait que le tablier tremble sous ses pas, mais qui la voit du dessous ne peut percevoir les micromouvements. Les ponts semblent figés solidement sur leurs piles.

Tous, nous avons en mémoire Venise, Saint-Pétersbourg, Bruges et Paris car ces villes s’inscrivent dans le patrimoine de la beauté. Mais nous ignorons l’histoire de leurs ponts et le nom de leurs maîtres d’œuvre, sauf peut-être les enfants russes qui reçoivent des cours chaque semaine sur l’histoire de leur ville et se rendent sur place pour consolider leurs connaissances. Chez nous, mêmes nos journées du patrimoine oublient ces ouvrages. Le pont n’est qu’un objet utilitaire, un meuble ordinaire. Pourtant quelques-uns le détournent de sa destination première : le peintre, le photographe, le casse-cou qui saute à l’élastique, l’amoureux qui enferme son serment dans un cadenas, le sans-abri qui s’installe sous la voûte, le tagueur qui barbouille les piles, le désespéré qui se jette dans le vide. La vallée, la rivière ou le fleuve reçoivent des hurlements de peur, des cris triomphants ou le silence du désespoir.

Le pont que j’ai toujours en mémoire relie l’Auvergne au Limousin sur l’autoroute A 89. Il porte le nom de Chavanon, la vallée qu’il enjambe. J’éprouve une belle joie lorsque je vois de loin ce V renversé, fixé au tablier par deux câbles d’acier jaunes, on dirait un grand compas, une signature de l’architecte, Jean Muller. Je ralentis toujours pour retarder le moment d’arriver sur le pont. La route légèrement incurvée me permet d’admirer la suite de tiges verticales qui séparent la chaussée. Elles partent du haut du V, diminuent progressivement jusqu’à l’horizontal sur plusieurs mètres puis remontent s’accrocher sur le V final. Elles n’obstruent pas la vue sur la vallée, pas plus que les deux rambardes. J’admire Jean Muller, l’architecte qui a conçu cette œuvre d’art. Il a su conjuguer légèreté et grâce. J’admire Jean-Vincent Bellotier, le constructeur : enjamber une telle vallée sur plus de trois cents mètres, relève de la prouesse. Ces deux hommes ont dû se réunir, discuter, travailler longuement afin de résoudre les difficultés techniques. Les a-t-on libérés de la paperasserie que réclame l’administration vorace, du casse-tête pour réunir et débloquer les fonds exorbitants, des oppositions diverses… Je pense aux machines monstrueuses qui ont creusé les fondations solides, à celles qui ont assemblé les parties du tablier. J’entends les ordres que les chefs de chantier lancent aux ouvriers acrobates…

Mes pensées, comme d’habitude, s’égarent… Embarquées aux bords du Rhône, elles se sont retrouvées en Auvergne, faisant fi de la géographie. Les voici maintenant qui fouillent mon sac de mots. Le pont devient week-end prolongé et puis viaduc. Le pont d’or rivalise avec le pont aux ânes et le pont Mirabeau se penche sur la Seine et nos amours. L’objet traverse le temps, l’espace et se perd dans ses représentations. Les synapses, ponts éphémères du cerveau, enjambent hémisphères et lobes, créant des pensées fulgurantes, que nul architecte ne peut contrôler…